Lundi, 29 janvier, Institut Pasteur de Tunis. La salle est bondée. Il y a celles et ceux qui s’apprêtent à faire un beau et long voyage, qui au Mali, qui une croisière et doivent se faire vacciner. Et puis il y a les autres, dont je suis, qui sont là pour se faire vacciner contre la rage, à la suite d’une morsure de chien errant. Une chienne plus précisément, croisée sur la route de Sidi Dhrif entre Sidi Boussaïd et La Marsa. Près de l’un des Palais de l’ex-dictateur Ben Ali, laissé à l’abandon et qui avait fait grand bruit lors de la révolution, avec des images diffusées à la télé de bijoux et « d’objets de luxe », façon fin de règne des Ceausescu. Mais c’est une autre histoire.
Je venais de prendre plusieurs photos de la pleine lune et j’avais repéré la bête, entourée de trois ou quatre chiots. J’ai ostensiblement marché loin d’elle, essayant de garder un œil sur l’endroit où elle se tenait. Peine perdue, la chienne s’est approchée en catimini, sans un bruit et m’a mordue au mollet, sans que je la vois venir. Cri de douleur puis comprenant ce qui venait de se passer, j’ai cette fois crié plus fort pour l’éloigner, noms d’oiseaux, dégage, امشي، يا كلبة ….. Elle s’éloigne penaude. Mais deuxième frayeur, d’autres chiens non loin de là se mettent à aboyer. La route est vide, interdite à la circulation il n’y a donc ni voitures, ni promeneurs, ni badauds qui ne sont bien évidemment jamais là quand on en a besoin…Je vois le moment où il va falloir que je me batte avec une meute, et contrairement à Arya Stark, pas de Nymeria pour venir à mon secours …Je crie de plus belle, la meute renonce, la chienne n’est probablement pas à sa tête…le patriarcat s’appliquerait donc aussi chez les chiens ….
Je parviens à marcher jusqu’à chez moi, désinfecte la plaie qui fort heureusement n’est pas profonde, mon jean, ou peut-être est-ce mon djinn, m’ayant protégée. La morsure me vaudra néanmoins un bel hématome. Plus de peur que de mal, cela aurait pu être bien pire.
Plus tard, la pharmacienne insiste, il faut aller à l’Institut Pasteur se faire vacciner. Par précaution. La même chienne a semble-t-il fait une autre victime la veille. Et il y a des chances qu’elle récidive puisque les pouvoirs publics, totalement démissionnaires ne réagiront pas. Il y a eu semble-t-il il ya quelques mois des campagnes d’abatage et beaucoup se sont émus au nom de la protection des animaux. Je ne demande pas pour ma part qu’on abatte les chiens de rue, mais on peut néanmoins envisager une campagne pour stériliser les femelles et endiguer ainsi une prolifération dangereuse. Entre la cruauté et l’angélisme, il y a me semble-t-il un juste milieu.
Le lendemain matin, je reçois la première injection. Je passe au bout de 5 minutes d’attente. Mon sweatshirt sur lequel est dessiné la mosquée d’al Aqsa, vendredi oblige, réussit à arracher un sourire à une infirmière bien maussade. Mais ce lundi matin, nous sommes plus de 20 personnes à attendre. C’est moi cette fois qui, d’humeur chafouine, m’installe et prends de quoi lire pour patienter. J’aurai préféré rester chez moi et finir deux trois textes qui m’attendent de pied ferme, je râle et grommelle intérieurement …
Mais c’était sans compter sur la convivialité de mes camarades d’attente. Une femme raconte son histoire à voix haute. Mordue elle aussi par une chienne, à El Manar. Elle a dû prendre un taxi jusqu’à Ben Arous car l’Institut Pasteur est fermé de nuit. Son budget mensuel se serait bien passé du prix de la course. Sa morsure est plus sévère que la mienne. Photos à l’appui. Nous regardons. Lui souhaitons prompt rétablissement. بالشفاء، اللطف عليك … Deux hommes habitants à La Soukra, ont été mordus par le même chien à quelques heures d’intervalle. Un jeune homme, Émir, habitant à La Marsa, raconte comment il a réussi à gifler la chienne, dans un réflexe dont il ne se savait pas capable. Nous rions. Il avait le soleil dans le dos, et a vu l’ombre du chien s’avancer et a cru quelques secondes être attaqué par un monstre géant. Nous rions de plus belle. Est-ce l’effet de la pleine lune qui a rendu les chiens particulièrement agressifs ? Allons-nous leur céder le pouvoir ? Les boutades fusent et bien évidemment s’échangent quelques plaisanteries racistes sur les Chinois qui n’ont pas ces problèmes là et les habitants de Gabès non plus qui prépareraient semble-t-il nt un ragout de chien parfumé et qu’on dit délicieux. Je ne commente pas et signale que je préfère les histoires de karatéka.
Je suis surtout estomaquée du nombre de personnes reçues par l’Institut pour morsure. Au guichet, on me dit que cela peut aller jusqu’à 100 personnes par jour. Parfois moins. L’infirmière qui m’administre la deuxième piqure (après une bonne heure d’attente) est, ce lundi, bien plus aimable que sa collègue du vendredi. Je lui demande à elle aussi combien de personnes viennent après une morsure. Elle me montre le chiffre inscrit sur la carte de notre ami Émir qui doit passer après moi et qui est là pour sa première injection. Je lis 1178. Ce sont 1178 personnes m’explique-t-elle, qui sont venues se faire vacciner à l’Institut Pasteur depuis le premier janvier 2024. Le chiffre me donne le vertige. Ou peut-être est-ce la piqure mais je ne pense pas, l’infirmière a des mains de fée et je n’ai quasiment rien senti.
Si j’en crois le site de l’Institut Pasteur, le vaccin antirabique coûte 31,943 DT. Cela fait donc DT déboursés par l’état- le vaccin étant administré gratuitement – déboursés par l’État. Le chiffre annuel laisse donc songeur. Je crois que l’état a bien mieux à faire de ses deniers. Pourquoi ne réagit-il pas. Plutôt que de spéculer, je préfère donner ma langue au chat.